Alors que son nouvel album est sorti hier, Oxmo Puccino est encore en tournée. Tous les soirs, d'une France à l'autre, de centres-villes en villes nouvelles, il donne des "récitals", à nu, devant un millier de personnes. Il voyage dans une ambiance manouche, flanqué d'une formation acoustique, guitare, violoncelle qui évoque d'assez loin ses débuts, dans le Paris où le rap a fleuri près des terrains vagues bordant le canal de l'Ourcq. "Je me sens comme l'accordéoniste, dit-il, qui va chanter où on veut l'entendre". L'enfant de Ségou, au Mali, s'est fait sur le tard une place à part. Après avoir essuyé les plâtres en se poussant du col, à 13 ans, pour se frotter à la première génération du hip-hop parisien, il s'est écarté des clichés dans lesquels se sont englués nombre de ses comparses. L'Amérique, les chaînes en or, la tchatche de gangster ne le font plus fantasmer.
Depuis L'Arme de paix, en 2009, il a trouvé un équilibre assez rare entre rap, chanson et poésie réaliste. Une voix, une plume, souvent chagrines, parfois colères, qui se bonifient de disque en disque. "Comment fait-on pour vieillir dans le rap ?" demande-t-on à celui qui écrit "né le matin, majeur à midi, vieux dès 20 heures"... "Très bonne question", répond-il en se grattant le front. Il a 41 ans, la réponse lui appartient.
"Je cherche le point d'impact. Aujourd'hui, c'est plus une question de sens que de sonorité. Le son d'un mot peut m'aider mais il compte moins qu'à mes débuts, où tous mes textes étaient très instinctifs, à la limite du viscéral. Je suis ma propre poutre, je me soutiens seul, rien à foutre. Je n'avais pas conscience que j'écrivais pour être entendu. Je trouvais des formules, plus ou moins bonnes, dans une musique, le rap, que personne n'acceptait et que nous étions peu à pratiquer. L'écriture m'aidait, elle m'occupait. Je voulais m'exprimer, je cherchais une forme d'abandon. Je ne courais pas après la reconnaissance et, d'ailleurs, quand je montais sur scène, je portais un masque. Je suis d'une nature plutôt discrète, mais il fallait que ça sorte. Dès le plus jeune âge, je me suis senti habité par un mélange de douleur, de colère et de désillusion. Je suis d'une nature sensible, et j'ai compris très tôt que rien ne serait facile. J'aurais aimé rester plus longtemps sur un nuage, mais le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui était en germe dans le Paris de mon enfance".
"Ma colère venait de mon incompréhension. De mon souci d'identité. Je suis arrivé du Mali avec ma mère en 1975, quand j'avais un an, dans le cadre du regroupement familial. J'avais du mal à saisir où se trouvait ma place. Emotionnellement, c'est difficile à vivre. L'école française nous renseigne peu sur notre histoire, sur l'esclavage, sur les colonies. Et mon père était à la fois très présent et très absent: il ne parlait pas de son parcours. Comme beaucoup de pères africains. C'est fou qu'ils ne cherchent pas à raconter ce qu'ils ont traversé ! Ce silence pèse sur les relations familiales et sur l'éducation.
Même si je parle un peu à mon père aujourd'hui, je ne saurais toujours pas dire quand il est arrivé en France, ni dans quelle situation. Notre famille est dispersée sur deux continents, et je n'ai jamais eu droit aux grandes réunions où l'on se retrouve entre générations. Où l'on se raconte. L'écriture, elle, permet de briser ce silence.
J'ai eu la chance d'être proche de ma mère, de parler ma langue maternelle; je me pose, sans doute, moins de questions que mes frères, qui sont nés ici. Je ne suis retourné au Mali qu'en 2005, trente ans après en être parti. Je devais y donner un concert, j'avais peur de tout me prendre en pleine figure, alors j'y suis parti quelques mois avant. En repérage, dans ma famille. J'ai bien fait, car le choc a été frontal. C'est étrange de voyager aussi loin pour retrouver des bouts de soi-même".
"Je n'ai jamais senti de frontières entre le rap et la chanson. N'en déplaise à ceux qui ne veulent pas avancer avec leur époque. Avant d'enregistrer L'Arme de paix, j'ai beaucoup regardé les récitals de Maurice Chevalier, de Jacques Brel, de Charles Aznavour, pour lequel je me suis pris de passion, vers 20 ans, car ses chansons me parlaient très intimement, et de Léo Ferré, même si je le trouvais trop dur, trop sec, trop âpre. Mais chaque fois j'ai vu la même chose: un homme, une chemise, un projecteur et une grande sincérité. Quand j'ai compris que ça suffisait à faire un spectacle, ça m'a libéré. J'écoute peu de chanson française aujourd'hui, parce que je ne peux pas m'empêcher de l'étudier, mais jusqu'au milieu de mon adolescence, ça a beaucoup compté. J'appréciais Renaud et ses paroles de lascar, la Mano Negra ou Bérurier Noir. Goldman, aussi. Je me reconnaissais dans Je marche seul. C'était écrit simplement, ça donnait de la force".
"On m'a souvent rapproché de Brel, sans que je sache vraiment dire pourquoi. Il parlait des relations entre hommes et femmes d'une manière qui me séduisait mais me faisait, aussi, une peur terrible. Je me retrouvais dans sa désillusion, son désespoir embarrassé, sa description de sentiments très crus. Je sentais que je glissais, moi-même, sur la pente de cette mélancolie. Mon premier album s'appelait L'amour est mort, et on me l'a pas mal reproché. J'ai dû échapper à ce carcan et peindre la réalité de façon moins dure, moins implacable. Il n'y a pas longtemps, on m'a fait découvrir Grandma's Hands, du chanteur soul Bill Withers, où il raconte sa vie, le dénuement de son enfance par la simple description des mains de sa grand-mère, les caresses, le lit, qu'elle fait ou défait. C'est bouleversant. J'aimerais creuser un tel sillon".
"Il n'existe pas de courant musical qui parle avec autant de précision du monde dans lequel nous vivons. Je trouve important qu'on l'écoute, que les parents fassent l'effort de s'y intéresser. Sans pour autant le prendre au pied de la lettre. Depuis les années 1990, les textes ont peu changé, mais ce qui était sulfureux, scandaleux alors, a basculé dans le divertissement. La violence est devenue un spectacle. Il n'y a plus beaucoup de poésie. J'entends des choses très dures, sur les relations entre les hommes et les femmes notamment, comme si un fossé infranchissable se creusait. Mais j'entends aussi beaucoup de sincérité, beaucoup de fragilité chez les jeunes rappeurs. Les appuis et les repères leur manquent. La cellule familiale se désagrège un peu plus. La pression de la réussite est démente. Tout va très vite. J'entendais Alonzo, des Psy 4 de la rime, dire qu'il lui fallait sortir deux projets par an pour ne pas être oublié. Le plus dur, c'est de rester soi-même au fil des années. Or, aujourd'hui, tout le monde est jugé dans l'instant, les avis arrivent de toutes parts, on peut facilement s'égarer et se tromper.
Les jeunes ont peur d'être différents, de chercher à se distinguer, même s'ils ont toutes les qualités pour briser le moule. J'ai l'impression qu'un Stromae n'aurait pas percé s'il n'avait pas été à l'écart de la France d'aujourd'hui. Il n'aurait peut-être pas eu le courage d'enregistrer un premier album comme le sien, on l'aurait trop critiqué. En tout cas, un rappeur qui aurait voulu explorer cette voie n'aurait pas pu avancer sereinement, tant on lui aurait demandé de se justifier".
"On attend souvent des rappeurs qu'ils soient les porte-paroles d'une certaine jeunesse de banlieue. De servir de médiateurs. D'aider à comprendre. C'est dommage qu'on en soit toujours là. Si on avait écouté nos textes, beaucoup de problèmes auraient pu être abordés plus tôt. Nos paroles donnaient l'alerte, mais elles étaient entendues comme des incitations à la violence. Nos mots étaient maladroits, parfois. Ou abrupts. Nous ne maîtrisions pas ce que nous faisions, mais nos descriptions auraient pu alimenter bien des débats. Dans mon premier album, je parlais déjà des armes lourdes que je voyais circuler dans les cités. Si on avait cherché à comprendre ce dont je parlais, on aurait peut-être un peu avancé. Alors que l'incompréhension reste la même. Personne n'a une idée précise de ce qu'il se passe en banlieue. Qui va au McDo du Clos Saint-Lazare, à Stains, en Seine-Saint-Denis ? Qui a pris le tramway entre Saint-Denis et La Courneuve ? A force d'indifférence, la conscience politique s'est abîmée. Et quand les médias nous posent des questions, on n'arrive pas à croire qu'ils souhaitent réellement des réponses. On reste sur nos gardes, persuadés qu'ils ne viennent nous voir que pour le spectacle".
"On ne vit plus de nos disques. Je vis, moi, de la scène. Et je bénéficie surtout de mon expérience. Si je peux remplir les salles, c'est parce que je me suis fait un nom, peu à peu, en vingt ans de carrière. Se faire connaître, aujourd'hui, c'est très compliqué. Il faut savoir gérer son image et mener une équipe. L'artiste léger, doué mais un peu désinvolte, n'a plus sa place. Il faut s'entourer de gens qui savent se servir des réseaux sociaux, qui savent doser, vous mettre en avant sans vous brûler [il a lancé son application, Le Cercle, pour ses fans]. Il faut savoir se diversifier, aussi. J'écris des chansons pour d'autres artistes. Je bosse sur un scénario, je me suis aussi lancé dans le spectacle vivant en collaborant avec Ibrahim Maalouf pour Au pays d'Alice... On ne peut plus se contenter d'avancer sur un seul front. Par contre, je tiens au rendez-vous que l'on donne, régulièrement, par le biais d'un disque. Quand j'enregistre, j'essaie de créer un objet où les chansons sont liées par un thème et une ambiance. Je ne veux pas balancer mes morceaux sur le Net comme le font certains artistes. Je suis trop attaché à l'émotion engendrée par la sortie d'un disque, le jour de la découverte, celui de la délivrance".
En vidéo ci-dessous --> Oxmo Puccino - Une Chance